Le rendez-vous annuel genevois de l’art contemporain a ouvert ses portes et accueille ses visiteurs jusqu’au 2 février 2020 à Palexpo ! Nous avons bravé les escalators d’Art Genève. Admiré les paysages mouvants de David Hockney. Écouté l’histoire du mouvement Supports/Surfaces sur le stand de la Fondation Gandur. Souri devant les oeuvres minimalistes et décalées de David Shrigley. Même humé les affreux relents de l’installation marie-jeannesque de la marque Holyweed. Et puis, nous avons eu le plaisir de rencontrer une jeune photographe prometteuse qui expose son projet Heatwave dans le Ruinart Lounge. Lauréate du prix décerné par la prestigieuse maison de champagne lors du dernier Paris Photo, Elsa Leydier nous a présenté son travail.
L'interview de la photographe Elsa Leydier
Bonjour Elsa Leydier ! Petite question rituelle pour commencer. Pourriez-vous vous présenter à votre manière ? Carte blanche...
Je m’appelle Elsa Leydier. J’ai été diplômée il y a bientôt 5 ans de l’École Nationale supérieure de la photographie d’Arles et j’habite depuis au Brésil.
Parlez-nous du projet Heatwave à Art Genève
Elsa Leydier : J’ai su que j’étais lauréate du Prix de la Maison Ruinart début juillet 2019 et ça incluait que j’allais être en résidence pendant les vendanges en septembre. C’était une carte blanche mais je devais travailler plutôt sur le lien entre l’homme et la nature. Parce que les vendanges c’est vraiment le moment où l’homme est en contact avec les vignes.
J’ai fait quelques recherches avant d’aller là-bas, je ne connaissais pas du tout cette région de France, et je pensais partir sur l’axe du dénominateur commun entre le champagne et la photographie, c’est-à-dire la lumière. Le champagne est extrêmement influencé par la lumière – l’inclinaison des coteaux par rapport au soleil, la teinte des bouteilles pour protéger le champagne des rayons UV, etc. – et la photographie est composée de lumière.
Avec ma carte postale mentale sur Reims, j’étais partie de l’idée qu’il allait pleuvoir tout le temps, qu’il ferait gris. Vraiment cliché. Quand je suis arrivée : canicule ! Les vendanges étaient sur la fin parce qu’elles ont été avancées de près de trois semaines, une partie de la récolte avait été perdue à cause des épisodes de canicule, il faisait vraiment très très très chaud. Alors je me suis dit que j’allais jouer sur ça. Ma carte postale s’est cassée ? Parfait ! J’ai de l’inspiration que je vais mêler à ce que j’avais choisi de faire.
Et le résultat : chaleur et magenta
Elsa Leydier : Ça donne des photographies aux couleurs très saturées, très chaude, ce qui évoque le climat. Auquel s’ajoute ce que j’ai découvert sur place, c’est-à-dire que les gens qui travaillent ne sont pas uniquement œnologues mais aussi ingénieurs. Ils doivent développer des méthodes, des techniques, du matériel pour s’adapter à chaque micro changement de climat, de température, de luminosité.
Toutes ces photos qui sont magenta, je les ai traitées à la manière du champagne. Je les ai faites avec un papier argentique, sensible à la lumière, que j’ai posé sous mon agrandisseur, la machine qui projette de la lumière. Normalement, on place un négatif à travers lequel la lumière passe pour imprimer l’image sur le papier. Si ce n’est que je n’ai pas mis de négatif mais un verre teinté de bouteille de Ruinart, de couleur verte. Donc précisément l’un de ces matériaux qui sont développés pour que le champagne reste toujours le même et ne soit pas altéré. J’ai posé des objets sur le papier photo sensible en rapport avec les vendanges. Des bouteilles, des grains de raisin, des feuilles de vigne. Et les seuls rayons de lumière qui sont passés à travers ce tesson sont des rayons contraires au vert foncé. Ça a donné cette couleur magenta.
J’ai bien aimé explorer cette piste-là pour montrer une nouvelle manière de voir le champagne. La relation avec la nature, le lien entre champagne et photographie et le réchauffement climatique. J’ai aussi superposé ces photos sur des scans de tâches de champagne, toujours parce que j’aime montrer les choses d’une autre manière que la plus évidente. Différents possibles pour nuancer l’image unique.
C’est un seul regard qui n’est pas figé. En fait c’est ça que je recherche, défiger les images.
Vous êtes lauréate du Prix Ruinart / Paris Photo. Bravo ! Quel effet ça fait ?
Elsa Leydier : Si c’était une image, ce serait des ailes. Ça représente un cadeau de ce niveau-là. Ce prix me permet d’aller beaucoup plus haut, beaucoup plus loin, beaucoup plus vite que là où je serais allée toute seule. Peut-être que je serais quand même arrivée à Art Genève mais j’aurais mis beaucoup plus de temps et pas de la même manière. C’est une chance magnifique, c’est un tremplin. Et surtout ce ne sont pas des ailes uniquement au niveau de ma carrière mais au niveau de la confiance que ça me donne en tant qu’artiste, qu’une grande marque me fasse confiance.
La vie sans filtre, c’est moins drôle n'est-ce pas ?
Elsa Leydier : Oui, c’est beaucoup moins drôle ! Je mets beaucoup beaucoup de filtres, au sens propre comme au figuré. Parce que justement j’en ai marre qu’on regarde les choses depuis un seul point de vue. Les filtres permettent de superposer d’autres discours, d’y ajouter d’autres récits. Je pense qu’une image représente beaucoup plus le réel lorsqu’elle est très modifiée, parce qu’on raconte des histoires en plus, on y ajoute son interprétation. Le réel c’est juste un petit bout… Pourquoi ça serait plus objectif ?
Elsa Leydier et le Brésil, c'est une histoire d’amour
Elsa Leydier : J’ai choisi le Brésil pour plein de raisons très différentes. Je n’aime pas du tout l’hiver et ça me convient très bien comme climat. Sinon, je travaille beaucoup en tant qu’artiste, que photographe, sur le rapport aux images iconiques, sur les représentations visuelles très fortes.
J’aime beaucoup casser ces cartes postales. Ou alors au moins me décentrer de ce que représentent ces cartes postales et regarder ces mêmes territoires en faisant un pas de côté, en racontant d’autres histoires. Chercher ce qu’il peut y avoir derrière ces images iconiques qui prennent souvent toute la place et que j’aime casser.
Comme par exemple, Rio, ville dans laquelle je viens de vivre pendant 4 ans. Tout le monde a une image mentale de cette ville, même sans y être jamais allé. On pense football, carnaval ou encore les lieux touristiques, les plages… Et en fait c’est dans ces lieux qui ont une imagerie très forte qu’il y a le plus de contre-vérités, de contrastes. J’ai beaucoup d’inspiration là-bas.
Du beau pour dénoncer la laideur ?
Elsa Leydier : J’utilise des esthétiques assez séduisantes pour attirer les spectateurs vers les histoires que je veux raconter. C’est un mécanisme de mon travail que j’ai conscientisé il n’y a pas très longtemps. En effet, j’ai réalisé un projet au moment des dernières élections présidentielles au Brésil qui s’appelle Brazil Error System. J’y montre des images dans de petits caissons lumineux qui attirent, comme des téléphones portables. Ce sont des photos glitchées, donc avec un bug, qui reprennent des images très tropicales, très belles, très clichées dans lesquelles il y a des bugs très colorés. Et en fait j’ai envie que les personnes soient intrigués par cet aspect séduisant sur lequel j’ai superposé des citations du candidat (à l’époque) Bolsonaro qui sont des propos injurieux, haineux. Pour créer un choc avec ces images lustrées, pop, léchées.
Ces cartes postales parfaites me fascinent. Je veux les montrer, avec leurs déchirures, leurs trous et leurs failles. Elles m’intéressent ces images, même si j’en détourne le discours.
C’est pour ça que je fais ces photos aussi très attirantes, je ne les écarte pas complètement pour parler d’autres choses. Elles font partie du paysage, mais elles ont leurs failles.
De la photographie qui impacte
Elsa Leydier : Mon rêve c’est justement que mon travail déclenche quelque chose. J’ai souvent peur que quand j’expose, je ne parle qu’à un public qui fait partie de ma petite bulle et qui est déjà convaincu. Je ne suis pas sûre que l’art puisse changer quelque chose mais j’espère de tout mon cœur. Du coup, je continuerai quand même !
J’espère que quelqu’un, par exemple au Brésil, se reprenne sur Bolsonaro. Beaucoup de gens ont voté pour lui, par exemple parce qu’ils n’ont pas lu son programme – je ne sais même pas s’il y avait un programme – c’est par ignorance. Je n’aime pas dire ça parce que ça fait un peu hautain, mais du coup si quelqu’un tombe sur mon travail et comprend quelque chose, ça serait merveilleux. J’aurais tout gagné.
L’artiste doit être engagé ?
Elsa Leydier : Pour moi oui. Je comprends qu’il y en ait qui ne le soient pas, mais ça m’énerve un peu. On a la chance d’avoir un espace, un temps, que quelqu’un m’écoute maintenant. On est un peu responsable et les discours qu’on crée doivent être engagés. Ça ne peut pas être qu’esthétique.
L’esthétisme vient servir quelque chose et c’est une responsabilité. Je serais vraiment triste d’avoir cet espace sans dire quelque chose d’important. Ne serait-ce même juste pour donner du courage à quelqu’un. Quand je raconte que ça ne fait que 5 ans que je suis diplômée et que j’en suis déjà là, pour moi c’est une chance et peut-être ça va donner du courage à quelqu’un qui a envie de se lancer. L’engagement, c’est pas forcément pour sauver la planète.
Propos recueillis le 29 janvier 2020 sur le stand Ruinart, Art Genève 2020