« Monsieur Ripley, c’est moi. » Croqueuse de vie et grande amoureuse, l’écrivaine Patricia Highsmith se raconte dans un documentaire au travers de la parole de femmes qui ont croisé son chemin, d’images d’archives et de tous les textes privés, intimes, et publics qu’elle a écrit. Nous avons rencontré Eva Vitija, réalisatrice du film Loving Highsmith.
L’amour et son empreinte sur notre identité sont des thèmes qui nourrissent l’œuvre de Patricia Highsmith. Cette auteure à la renommée mondiale a créé des romans policiers à la psychologie complexe comme « Monsieur Ripley » ou « L’Inconnu du Nord-Express ». Avec le roman « Carol – Les eaux dérobées », elle rompt avec les codes de l’histoire littéraire : pour la première fois, une histoire d’amour entre deux femmes ne se termine pas en désastre. Cependant Patricia Highsmith publie ce roman en 1952 sous un pseudonyme. Pendant toute sa vie elle se voit contrainte de cacher, à sa famille au Texas et au public, son orientation sexuelle lesbienne. Comme ses personnages, elle mène une double vie. Sa vie amoureuse mouvementée, thème toujours présent pour elle, n’apparaît que dans ses journaux intimes et dans ses cahiers privés.
Ces derniers ont été retrouvés après son décès dans une armoire de sa maison au Tessin où elle a passé les dernières années de sa vie. La réalisatrice Eva Vitija se base sur cette trame pour son film «Loving Highsmith» et a pu s’entretenir avec les connaissances, les compagnes et la famille de Patricia Highsmith. Le résultat est une biographie amoureuse fascinante qui mène au pays des obsessions, de la double identité, des secrets et des désirs de Patricia Highsmith. Un film qui dresse un portrait nouveau, parfois romantique et poétique d’une des plumes les plus originales du 20e siècle.
L’interview d’Eva Vitija, réalisatrice du documentaire 'Loving Highsmith', dans l'intimité de Patricia Highsmith
Comment la réalisatrice de documentaires Eva Vitjja s’est-elle plongée dans les archives amoureuses de l’écrivaine et comment cette fascination est née ? Rencontre avec une observatrice fascinée par la vie pleine de contrastes de l’artiste à la plume controversée, parfois, talentueuse, toujours.
Bonjour Eva. Petite question rituelle pour commencer… Pourriez-vous vous présenter vous-même ? Vous avez carte blanche.
Eva Vitija : Je suis auteure et réalisatrice, je viens de Zurich. J’ai écrit beaucoup de scénarios avant de devenir réalisatrice de documentaires et c’est peut-être ça qui m’a touchée et intéressée chez Patricia Highsmith. Le fait qu’elle soit écrivaine et qu’elle ait beaucoup écrit sur l’acte d’écrire. Je suis très heureuse d’être à Genève aujourd’hui, une ville que j’aime beaucoup. Il m’arrive de faire de petites visites à Genève, au bord du lac. Il fût un temps, quand je n’arrivais pas à me concentrer, je prenais le train en direction de Genève ou de Brig, parce que c’étaient les plus longues distances à partir de Zurich qui me laissaient le plus de temps pour écrire. Je débarquais à Genève, je prenais un petit-déjeuner, une petite promenade et retour en train, pour écrire.
Comment est-ce qu’on se décide à écrire sur une écrivaine ? Comment se sent-on à la hauteur, légitime, surtout en choisissant cette artiste-là ?
Eva Vitija : J’étais déjà pleine de respect. Et je pense que le fait d’avoir moi-même travaillé avec la langue en tant qu’auteure si longtemps, ça m’a aidée pour écrire sur une écrivaine aussi géniale. Par exemple, j’avais quelques 8’000 pages manuscrites non publiées de Patricia Highsmith à déchiffrer, phrase par phrase, pour n’en garder qu’une trentaine pour le film et c’était un vrai avantage d’avoir autant travaillé des textes dans ma vie.
Le film démarre avec une phrase de Patricia Highsmith qui développe l’idée que l’auteur est ce qu’il écrit. Ou écrit ce qu’il est. En quoi ce film, c’est vous ?
Eva Vitija : Je pense qu’il y a beaucoup de choses que je pourrais connecter. Cela-dit, je me suis toujours demandé pourquoi je faisais ce film sur Patricia Highsmith alors qu’elle est si différente de moi, si contraire. Mais c’était peut-être aussi pour ça qu’elle me fascinait autant. Elle m’a beaucoup touchée, m’a été sympathique. Quand je me suis plongée dans les archives, j’ai découvert une personne totalement différente de la grande Patricia Highsmith, sombre, un peu froide, avec ces héros immoraux. Je l’ai trouvée jeune, enthousiaste et amoureuse, toujours. Des femmes, sur lesquelles elle écrit et qui partagent sa vie, parfois pour quelques semaines, parfois quelques mois ou pour des années même. Une femme et soudainement ça change, c’en est une autre. Elle est tombée amoureuse à nouveau. Cet enthousiasme qu’elle a pour l’écriture, elle l’a aussi dans l’amour. Je connais ce sentiment.
Il y a une multitude de femmes dans la vie de Patricia Highsmith mais il n’y en a qu’une, du début à la fin, qui reste, c’est sa mère. Qui règne par son absence, son rejet, son désamour. Est-ce que vous pensez que cette figure explique aussi le chemin de l’écrivaine et de l’amoureuse qu’est Patricia Highsmith ?
Eva Vitija : Oui, je pense que c’est une relation extrêmement importante à saisir pour comprendre ensuite ses histoires d’amour. Parce qu’elle a vécu un rejet, un abandon tellement grand de la part de sa mère qu’elle a continuellement cherché et trouvé des femmes qui la rejetaient un peu aussi. Patricia était très proche de sa mère, au début. Elle l’admirait beaucoup même si son amour, l’amour maternel, était impossible à atteindre, à obtenir. Alors elle a eu toute sa vie des relations difficiles. Si c’était trop évident, trop facile, les histoires harmonieuses qu’elle a pu avoir, ça ne l’intéressait pas vraiment. (Rires) Ça ne l’inspirait pas.
Patricia Highsmith dit qu’elle voulait tirer avantage de toutes les catastrophes de sa vie, qu’elle définit comme une succession d’erreurs. Pensez-vous que c’était une optimiste ?
Eva Vitija : Non, je ne pense pas qu’elle était optimiste, mais dans un sens elle était très positive. Elle a pu travailler sur tous ses problèmes et elle les a transformés grâce à la littérature et à ces thèmes très particuliers pour son temps, tels que les difficultés liées à l’identité, à ses changements. Sur la culpabilité aussi, qu’elle a toujours ressentie dans sa vie.
Et c’est d’ailleurs ce sujet qu’elle décortique grâce à son personnage le plus célèbre, Monsieur Ripley, qui en manque cruellement !
Eva Vitija : Je pense qu’elle ressentait cette absence de culpabilité comme une utopie. Car je ne peux pas imaginer Patricia Highsmith ne se sentant pas coupable. C’était le chemin de sa vie. Elle était coupable de son existence-même. Elle avait des côtés très libérés, très futiles, elle a vécu d’une manière très libres sur certains aspects. Or, elle avait assurément ce sentiment très ancré d’être coupable de quelque chose. Ce qui explique son penchant pour l’autodestruction, notamment avec l’alcool et toutes ces choses-là.
Et l’écriture comme thérapie, comme manière d’exorciser tout ça.
Eva Vitija : Oui, elle a vraiment utilisé toutes ses facettes pour écrire et c’est en ça qu’elle est positive.
Votre film raconte aussi une époque et un combat, une lutte constante pour pouvoir être soi-même et aimer qui on veut. En quoi la réalisation de ce documentaire a de l’importance aujourd’hui, encore ?
Eva Vitija : J’ai vraiment été abasourdie par l’ampleur du problème en 1973. Pour notre génération, ce n’était plus un problème mais 20 ans avant, d’être homosexuelle… ! Maintenant, aussi, c’est encore impossible de vivre libres dans certains pays. Par exemple, aujourd’hui, si on voit un couple homosexuel qui s’embrasse en boîte de nuit et ça nous semble complètement normal, deux femmes qui s’embrassent. Mais pour tellement de gens c’est encore un danger de mort, et ça l’était encore chez nous il n’y a pas si longtemps. Un problème si monumental qui dominait complètement la vie de celles et ceux qui y étaient confrontés et je n’en étais pas consciente du tout.
Les femmes que j’ai rencontrées pour le film ont pu démontrer, une fois de plus, comment c’était de vivre concrètement avec ce genre de problématique. Par exemple, la protagoniste française du film, qui vivait à Paris, a toujours été lesbienne ouvertement, mais néanmoins, ses voisins pensent encore que la femme avec laquelle elle vit depuis plus de 30 ans est sa cousine ! Ils n’imaginent pas une seconde qu’elles pourraient être lesbiennes ! Tous ces détails que je développe tout au long du film aident à la compréhension de ce qu’était la situation à cette époque, également pour Patricia Highsmith.
Est-ce que vous pensez qu’il est encore possible aujourd’hui de dissimuler une partie de sa vie, comme ça, en étant aussi célèbre que l’était Patricia Highsmith ?
Eva Vitija : Je ne pense pas qu’on peut considérer la vie de Patricia Highsmith comme une double vie classique. Elle n’a jamais été mariée ou quelque chose dans cet ordre-là. Le genre de double vie que la plupart des stars de cette époque pouvaient mener. Mais… oui, je pense que c’est encore possible, je suis presque sûre. Parce que ce qu’on voit reste la même façade qui cache la réalité, entre ce que la star concède à dévoiler au public et ce qu’est sa véritable vie. Je pense qu’il s’agit encore de deux mondes très distincts.
D’après vous, qu’est-ce qu’il y a de Patricia Highsmith dans son personnage Mister Ripley ?
Eva Vitija : Je pense que l’une de ses caractéristique est qu’il souhaite appartenir à la bonne société. Et il essaie de s’y introduire. Et elle. Patricia Highsmith, a aussi cet appétit pour le succès. C’était une femme qui voulait réussir. À une époque où ce n’était pas normal pour une femme d’avoir cette ambition aussi clairement exprimée. Elle voulait aussi être célèbre pour ses écrits. Elle ne travaillait pas pour l’argent, ça n’avait pas tellement d’importance pour elle – elle était d’ailleurs riche à la fin de sa vie – mais elle avait pour but le succès et l’ascension sociale.
Pour en revenir à Ripley, un sujet récurrent est son absolue absence de culpabilité, qui n’était pas un trait de caractère de Patricia Highsmith mais un vœu, ce qu’elle aurait aimé avoir. C’est à mon avis aussi la raison pour laquelle ce personnage est si célèbre et si apprécié. Parce qu’à cette époque, personne ne pouvait imaginer une personne aussi immorale, dans une absence totale de culpabilité. Ce qui pourrait être ressenti comme une sorte d’utopie par bon nombre de gens. Car c’est un plaisir de voir quelqu’un tuer et n’en avoir rien à faire du tout ! Il est plus intéressé par ses beaux vases et les fleurs de son jardin. Cette idée d’absence de culpabilité, je pense que c’est quelque chose qu’elle aurait souhaité pour elle-même.
LOVING HIGHSMITH
Un film documentaire de Eva Vitija avec Patricia Highsmith
Au cinéma dès le 20 avril 2022
©Filmcoopi Zurich
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