Même si, aujourd’hui, la loi protège les lanceurs d’alerte, il n’en est pas moins que la démarche reste risquée. Voire carrément folle. Faire vasciller le piédestal des « grands de ce monde » c’est mettre sa vie en danger. Au sens propre pour certains. Pour certaine. Le réalisateur Jean-Paul Salomé raconte sur grand écran l’histoire de la syndicaliste d’Areva, Maureen Kearney, sous les traits d’une Isabelle Huppert déterminée. Interview.
Après La Daronne, La Syndicaliste. Isabelle Huppert cumule les fonctions féminines de poigne sous la direction presqu’amoureuse, du moins admirative, de Jean-Paul Salomé. Pas question de faire ce film sans elle, Maureen Kearney, c’est elle, même physiquement il n’y a pas de doute possible. Une frange blonde, du rouge à lèvre et de grandes boucles d’oreilles, derrière ses lunettes et sa moue qui ne sourit pas, La Syndicaliste de feu Areva, plus grand groupe du nucléaire français, fait un saut dans le temps, sous les traits de la comédienne la plus intense du grand écran.
Quand la victime est coupable
Décembre 2012, Maureen Kearney, la vraie, alors déléguée CFDT chez Areva, se fait agresser à son domicile. Peut-être parce qu’elle dérange. Sûrement pour qu’elle se taise. Violentée, violée, pour qu’elle ne signale pas un très probable transfert de technologie entre la France et la Chine. Mais les indices ne jouent pas en sa faveurs – ou ses inimitiés politiques – et, de victime présumée, elle devient suspecte avérée. Retour sur un scandale d’État avec le réalisateur Jean-Paul Salomé qui, pour l’occasion, adapte le livre de la journaliste Caroline Michel-Aguirre, méticuleuse enquête sur une affaire qui mêle jeux de pouvoir, sexisme et violence.
Des histoires qui restent dans l’ombre, d’habitude. Sauf que Maureen Kearney refuse depuis toujours d’avoir peur et se bat pour clamer sa vérité, la seule qui puisse exister et qui n’est toujours pas reconnue. Dans ses pas, Jean-Paul Salomé, bien que réalisant une fiction, s’est attaché aux faits et aux véritables protagonistes, nommément cités dans le film. Est-ce du courage ? Peut-être juste une manière de rétablir une femme piétinée dans un monde d’homme, de lui rendre hommage et, éventuellement juste, un jour.
Jean-Paul Salomé, réalisateur à femmes
Bonjour Monsieur Salomé ! Vous nous offrez un nouveau film où une femme tient les rênes de l’histoire, adaptée d’un fait réel cette fois-ci. Contemporain, même. Est-ce que les histoires vraies sont les polars les plus intéressants à raconter ?
Jean-Paul Salomé : Ils peuvent, oui. Parce que quand une histoire vraie est abordée à travers le prisme du polar, ça retend forcément les enjeux dramatiques. Le chromosome de l’histoire est déjà intéressant. Les ingrédients majeurs pour faire un film y sont.
Est-ce que pour vous c’est une forme de responsabilité pour un cinéaste de mettre en lumière ce qui existe, notamment ce qui n’est pas reluisant ?
Jean-Paul Salomé : Oui, c’est ce que j’avais fait dans plusieurs projets précédents, sur des comédies comme « Restons groupés » qui est tiré d’un fait divers. Dans le cas de La Syndicaliste, c’est plus fort parce que la protagoniste, Maureen Kearney, est toujours vivante et que l’histoire est quand même assez difficile. Le personnage traverse des épreuves douloureuses.
En plus, quand on a commencé à travailler sur ce film, il y a 2 ans, les faits étaient encore très récents, très frais. La cicatrice physique et morale de ce qu’on lui avait infligé était encore à vif. Ça, c’était une vraie responsabilité. Je l’ai rencontrée, elle a lu le scénario, elle a même vu le film terminé avant sa sortie et ce sont des étapes qui m’ont paru indispensables.
Maureen Kearney et Isabelle Huppert ©Guy Ferrandis
Justement, comment est-ce qu’on crée un personnage de cinéma à partir d’une personne réelle et bien vivante ?
Jean-Paul Salomé : On ne crée pas vraiment. Le personnage réel dans cette histoire est tellement fort. Après, le livre formidable dont est tirée l’adaptation écrit par la journaliste Caroline Michel-Aguirre est construit comme une enquête, avec la force d’un polar. Il raconte extrêmement brillamment tout ce qui est arrivé d’un point de vue factuel. Et ça, c’était nourrissant, mais on n’était pas dans l’intime.
Jean-Paul Salomé : C’est moi, en tant que cinéaste, qui ai essayé de suivre ce qu’avait vécu Maureen Kearney de l’intérieur, à travers ses propres yeux. C’était un mélange de discussions avec Maureen et avec la journaliste, qui en savait plus que ce qui était reporté dans le livre, se limitant à l’investigation. Il y a aussi des choses que nous avons inventées avec ma co-scénariste Fadette Drouard. On a tenté de boucher les trous émotionnels à travers ce qu’il s’était passé.
Finalement, ce qui m’a fait très plaisir, c’est que le mari de Maureen m’a dit l’autre jour qu’une scène du film, intime, entre lui et sa femme, que nous avons entièrement écrite et inventée avec Fadette, avait réellement existé. Il a été très surpris de la voir à l’écran.
À propos de Maureen Kearney, est-ce que ça a été difficile pour elle d’accepter que vous mettiez en image ce qu’elle a vécu ? Est-ce qu’elle l’a peut-être ressenti comme quelque chose de thérapeutique finalement ?
Jean-Paul Salomé : Oui, tout à fait, c’est plus à la limite du thérapeutique. D’abord parce que c’était très troublant qu’Isabelle Huppert lui ressemble autant dans le film. Isabelle voulait lui ressembler le plus possible et on a tout fait en ce sens. Quand Maureen venait sur le plateau de tournage et que je les voyais toutes les deux de dos, je ne savais plus qui était qui, de la vraie ou de la fausse.
Jean-Paul Salomé : Après, ça a été un choc émotionnel très fort pour Maureen quand elle a vu le film. Elle a été accompagnée psychologiquement, elle a fait un gros travail pour survivre à toute cette période qui est encore très récente, mais de revoir tout ce qu’elle avait vécu – même de le voir tout court, de l’extérieur, sur un grand écran – de surcroît avec cette ressemblance physique de la comédienne principale, c’était en gros tout ce qu’il ne fallait pas faire ! Ça a été très très dur.
Après un certain temps, elle a revu le film, plusieurs fois, dans une salle avec des spectateurs, et leur réaction l’a rassurée. L’empathie du public, de voir qu’il partageait son combat lui a fait beaucoup de bien. Finalement, son histoire folle est restée méconnue, malgré les émissions de radio et les livres et elle s’aperçoit que le cinéma est le moyen le plus populaire et le plus large pour toucher les gens. Et puis surtout, qu’on veuille savoir la vérité sur ce qu’il s’est passé.
En parlant d’Isabelle Huppert, est-ce qu’après ces deux films que vous avez faits avec elle, si différents, deux personnages de femmes si différentes que sont La Daronne et La Syndicaliste, est-ce qu’on peut dire qu’elle est comme une muse pour vous ?
Jean-Paul Salomé : Disons qu’elle m’a beaucoup inspiré depuis 4-5 ans, c’est vrai. J’ai l’impression de vivre un peu au quotidien avec elle parce que les films se sont enchainés. Après La Daronne, on était très content, tout c’était bien passé, même après le tournage et la sortie a été un joli succès. Elle m’a dit qu’il fallait qu’on retourne ensemble et ce sujet de La Syndicaliste est arrivé très vite dans ma tête. Quand j’ai lu le bouquin, tout de suite je me suis dit que c’était pour Isabelle. En plus avec la ressemblance évidente qu’il pouvait y avoir entre les deux femmes.
Donc on est parti dans cette nouvelle aventure assez vite, dans un autre registre et à la fin de ce deuxième film, elle m’a dit : « Jamais deux sans trois ». Je cherche ! La barre est haute pour trouver un personnage de cette trempe-là, mais je pense que je ferai tout pour qu’on travaille à nouveau ensemble.
Est-ce que vous trouvez que les lanceurs d’alerte sont des personnages de cinéma parfaits de par le tragique de leur histoire ? Parce que, franchement, ça finit rarement bien… même si c’est toujours pour une bonne cause.
Jean-Paul Salomé : Disons que ce n’est pas parfait… Là, ça finit… Ce n’est pas fini en fait. Le problème de l’histoire de Maureen Kearney, c’est qu’elle n’est pas terminée. Une partie est clause avec ce que film raconte mais il y a encore une porte ouverte. Et qu’il faudrait rouvrir ! En tout cas, cette protagoniste, dans son combat, est allée jusqu’au bout de ce qu’elle pouvait faire seule. Maintenant, si quelque chose doit continuer, ça ne peut pas être de son fait, mais de celui d’un procureur, d’un juge, d’un politicien, d’un sénateur, d’un député français… qui pourraient demander à ce qu’on rouvre le dossier Maureen Kearney. Mais elle, elle ne peut pas. On verra. C’est ce qui est intéressant.
Est-ce que c’est un de vos vœux ? Que ce film déclenche la réouverture du dossier ?
Jean-Paul Salomé : Je ne l’ai pas fait en pensant à ça. C’est à la fin, en voyant le film et la réaction du public, il m’a semblé qu’on pourrait très bien avoir un impact. C’est aussi ce que m’a dit la journaliste Caroline Michel-Aguirre, qui connaît mieux que moi tous ces mécanismes. Il suffirait donc que quelqu’un qui en a le pouvoir se pose la question et démarrent une procédure. Ça pourrait se faire.
Qu’est-ce qui fait un bon ou une bonne syndicaliste de nos jours ?
Jean-Paul Salomé : Arf… Vous me posez une colle. Je ne suis pas du tout un syndicaliste. D’ailleurs, ce n’est pas un film sur les syndicats, mais sur UNE syndicaliste très particulière dans un monde très particulier. Elle était quand même à la tête du syndicat d’une entreprise de 55’000 employés dans le nucléaire français qui était le premier mondial. C’était une place particulière donc je ne crois pas que ce soit une syndicaliste lambda.
Ce que je sais de ce qu’elle m’a dit, c’est que sa force était, évidemment sa ténacité, mais aussi de se mettre au niveau des gens qui lui font face. Elle était toujours très respectueuse et n’allait jamais dans le combat mais dans le dialogue. Musclé, vif, mais dans le dialogue. Il y a cette petite phrase dans le film (que Maureen Kearney a vraiment dite), qui peut paraître anodine, quand elle va voir à Bercy le ministre de l’époque Arnaud Montebourg, elle fait une remontrance à son acolyte de la CFDT qui l’accompagne :
« Regarde comment tu es habillé ! Quand on va voir un ministre, on s’habille comme un ministre. »
Maureen avait ce truc-là de se mettre au niveau, d’égale à égal avec ces gens, alors que c’était une femme et qu’en face souvent c’était des hommes, alors qu’elle ne venait pas de ce milieu social, qu’elle n’avait pas fait l’École des Mines, Polythechnique ou l’ENA, mais qu’elle se hissait à leur « hauteur ». Elle sortait de sa case, avec beaucoup d’intelligence et de persévérance. Ça a porté ses fruits jusqu’à un moment, et le jour où elle a franchi la ligne jaune, qu’elle les a trop emmerdés, la sanction a été terrible.
Pour terminer, dans ce film, il est question d’une agression physique abominable, mais aussi de pressions psychologiques et sexistes. Après #metoo, est-ce qu’aujourd’hui vous sentez qu’il y a toujours ce genre de pressions dans le milieu du cinéma, que vous connaissez bien ?
Jean-Paul Salomé : Il existe des pressions psychologiques dans tous les univers, dans le monde du travail au sens large. Il y a eu ce fait divers il y a peu sur les dénonciations de Monsanto en France sur les pesticides où le type a été agressé chez lui. C’est assez violent quand même. Et sur les femmes, j’espère que la parole s’est un peu libérée donc quand ça se passe on en parle, peut-être un peu plus. Je ne suis pas sûr que ça se passe moins. Mais on en parle… plus.
Dans le film, c’est une combinaison entre le fait que c’était une femme et le fait qu’elle n’était pas de ce milieu social. Or, je pense que la différence sociale existe encore aujourd’hui, voire même plus qu’il y a 10 ans. Je ne suis pas forcément très optimiste de ce côté-là. La seule chose qui peut nous pousser à regarder les choses différemment c’est de se dire que les femmes peuvent en parler un peu plus facilement. Le terme n’est pas bien choisi… En tous cas, on les écoute un peu mieux. J’espère.
LA SYNDICALISTE
Un film de Jean-Paul Salomé avec Isabelle Huppert, Grégory Gadebois, François-Xavier Demaison, Yvan Attal, Mara Taquin…
Au cinéma dès le 1er mars 2023
©Guy Ferrandis – LePacte