Avoir l’impression qu’on est la passagère d’un TGV dont la destination est inconnue et les escales aussi étonnantes qu’imprévues ? C’est un peu la vie d’Anna, des femmes d’aujourd’hui qui, une fois passée la quarantaine, cumulent les rôles et les tâches, entre enfants qui deviennent ados et parents qui deviennent vieux. Et puis le boulot, le mari, les profs, les dîners, les souvenirs, les patrons, les cons, et les copines, heureusement et merci les copines. Mais comment font les gens ? Olivia de Lamberterie se pose la question dans un livre édifiant sur ce qu’on pourrait nommer, du bout des lèvres, la charge mentale.
Comment font les gens ? Et voilà. Un livre qui aura vécu. Je me surprends à corner toutes les pages, une fois en haut, une fois en bas, pour me souvenir. Pour relire. Ou faire lire. Parce que sur chacune d’elle il y a une évidence, une anecdote, comme un air de déjà-vu. Avec un sentiment qui j’aurais pu l’écrire, ce livre. Comment est-ce que cette Olivia qui se prend pour Anna qui aurait pu être moi a-t-elle osé se glisser dans mes souliers, dans la chambre de ses enfants ? Dans ma vie de mère dépassée, de travailleuse débordée, d’amante désabusée, de copine alcoolique ? La femme courage/otage qui se demande si elle n’a pas loupé la sortie du rond-point, qui court sans se plaindre mais qui compte tous les soirs les minutes qui manquent, les ridules qui pleuvent comme les coups de blanc.
COMMENT FONT LES GENS ?
Anna, la narratrice de ce roman aux allures de Mrs Dalloway contemporain, est éditrice sous les ordres d’une dictatrice, se débrouille comme elle peut avec la vie, c’est-à-dire plutôt mal. Elle résiste, endigue, encaisse. Se souvient, surtout.
Coincée entre une mère féministe mais atteinte d’une forme de joyeuse démence, trois filles à l’adolescence woke, un mari au sourire fuyant et à la tenue fluo, un cordon sanitaire d’amies qui sonnent le tocsin des SMS et des apéros SOS « burn out », Anna pourrait crier, comme on joue, comme on pleure, « Arrêtez tout ! », mais ça ne marche qu’au cinéma. Comment font les gens ? Pourquoi ne remarquent-ils pas les « pigeons dégueulasses aux ventres de pamplemousse » ou la mélancolie fêlée d’une voisine de comptoir ? Il y a du Virginia Woolf déjanté dans ce roman de la charge mentale, mais il y a aussi du Françoise Sagan : chaque phrase vise juste, replie le présent déceptif sur le passé enchanté.
Ligne par ligne, j’aurais pu l’écrire. Des vieux parents aux enfants préados, du sniffage de t-shirt à la recherche de l’odeur de l’enfance disparue à l’impression d’avoir tout loupé, tous les grands moments, par fatigue ou le cerveau en mode anticipation. Cette impression que notre existence se déroule sans nous, que tout file comme du sable sec entre les doigts. Que tout le bon s’est enfuit, qu’on aurait beau serrer les phalanges, ça n’y changerait rien. Et pourtant, on court. Incapable d’appuyer sur pause. Tourbillons de vies en interdépendance. Et les autres, les gens, ils font comment ?
« Et elle se sent stupide de n’avoir pas su faire la part des choses, les années passaient, et elle ne pensait qu’au lendemain, venir à bout de cette masse de tâches surgissant devant elle comme dans un jeu vidéo, sans se poser d’autres questions que terminer à l’heure, espérer que le temps passe plutôt que de le retenir, comme si l’unique intérêt des choses tenait au fait qu’elles avaient une fin. »
Du roman à la réalité, un œil taquin et lucide sur la femme surmenée d’aujourd’hui
Et puis les réflexions ! Par quel maléfice de sorcière (c’est forcément une sorcière satanique !) est-elle entrée dans ma tête, dans mon ras-le-bol et mes convictions les plus profondes ? Est-ce qu’Olivia de Lamberterie c’est moi ? C’est peut-être bien nous toutes. Ou presque. On ne doit pas être toutes offusquées par les soutien-gorge de maillot de bain taille 4 ans qui sexualisent les petites filles ou les working moms cordons bleu qui n’existent que pour nous rappeler notre incapacité à tout gérer parfaitement.
« Courir, c’est la profession des femmes quel que soit leur métier. Mais elles sont trop exténuées pour se rebeller contre l’ordinaire de leur existence. »
Une cartographie d’un cerveau en pleine explosion de charge mentale ? Pas que. Le regard curieux, lucide, acide parfois, naïf, encore, pathétique ( ?) qu’Olivia de Lamberterie pose sur son microcosme par le truchement de son personnage Anna pimente le roman qui s’éloigne ainsi d’une potentielle liste indigeste de tâches cumulées à l’infini. Il en devient une fenêtre ouverte sur une époque qui n’oublie pas l’auto dérision, qui prête à sourire autant qu’à s’horrifier. On ne sera jamais parfaite. Et alors ? Soyons des imparfaites pleines de panache. Au pire, il y aura toujours les copines et le vin.