Il y a la poisse des vendredis 13. La poisse superstitieuse, la poisse maraboutée. Et puis il y a la poisse qui revient. Cycliquement, elle flirte avec la lune et avec le froid. Avec les feuilles mortes. Le ballet de la décrépitude de nos amis arbres, de leur mise en sommeil avant le renouveau printanier inspire le poète et enchante le peintre. Cela dit, avec leurs effluves de vieil humus et leur propension à transformer un escalier des plus inoffensifs en arme de destruction massive, les feuilles mortes peuvent aussi, au bas mot, agacer la personne normalement constituée. Celle qu’on pourrait définir comme moyennement romantique et raisonnablement cynique. Genre, une rédactrice d’édito, qui se lance alors dans une chronique sur lesdites feuilles mortes avec lucidité. Une JJ type.
La malédiction de la feuille morte
Certes, il y a de quoi s’extasier devant les coloris fauve et mordorés des feuillages automnaux. Nul doute, c’est fabuleux quand les rayons bas du soleil viennent traverser le jaune et le orange. Que les rouges, du bordeaux au vermillon, donnent du coeur aux bois et aux forêts. Mais avouez qu’en principe, le soleil est lâchement en train de faire ses bagages pour les Maldives à ce moment-là de l’année et qu’il a une petite tendance à oublier de faire jouer ses lumineux reflets dorés sur les frondaisons. Et puis, nous n’avons pas tous la possibilité d’admirer des arbres en pleine nature en toute conscience de leur beauté. Surtout quand on a le visage planqué entre le capuchon et le masque.
En ville, les quelques végétaux perdent leur dignité, se désapent impudiquement de leurs oripeaux dans la morne brume matinale. Sur un Pantone, les nuances sont plus proches du gris plomb, du brun brou de noix que du jaunebouton d’or. Moins glamour. Ne reste alors qu’une espèce de bouillasse informe qui gît au sol, s’agrippe au bitume, le transforme en patinoire et, parfois, s’amourache de quelques semelles malchanceuses. Et point de pelle qui ramasse.
Chronique de feuilles mortes
Il s’agit alors très souvent des chaussures de Josiane. Non contente de marcher par bribes, en sautillant entre les-dits cadavres végétaux pour ne pas se rompre le cou, elle peut s’enorgueillir de posséder les chaussures aux semelles les plus aimantées qui soient. Il y a des gens comme ça. Qui ont de vrais problèmes.
Encore récemment, lors d’un événement où chacun s’était drapé de ses plus beaux atours, l’escarpin propre et ciré, notre Josiane était la seule parmi les convives à voir dépasser, à chaque pas, un petit bouquet de feuilles mortes rabougries, ravies de laisser, de surcroît, des traînées humides derrière elles sur le sol immaculé de la boutique en question.
Résultat, Josiane, après deux essais infructueux de se débarrasser discrètement des indésirables, à fait le pied de grue, immobile au centre de la pièce. Évidemment, bien trop honteuse de ces reliquats indistincts qui pourraient laisser croire qu’elle avait pataugé dans la gadoue. Ou pire ! La gêne, donc, ajoutée à la crainte bien légitime de finir les quatre fers en l’air au milieu de l’assemblée, les perfides feuilles décédées éradiquant totalement l’adhérence du soulier neuf, déjà pas très performant en soi.
Et tout cet embarras, tout ce danger, alors que nous devons déjà lutter contre les gelées matinales, un virus intempestif et la dépression stratosphérique, ce n’est décemment pas permis !
Est-ce qu’entre deux luttes pour les droits et les égalités entre humains, pour le respect de notre planète qui se meurt ou pour la solidarité entre les peuples, on pourrait glisser un petit chapitre sur les feuilles mortes ? S’il vous plaît ? Parce que là, Josiane est colère.
